Prestigieux mais parfois décrié, le prix Nobel de la paix reste une récompense largement attendue et commentée dans le monde. Son histoire séculaire raconte des moments de courage et des erreurs, des manques et des évolutions, et prédit aussi parfois des catastrophes, sans pouvoir cependant nous en prémunir.
« Le marchand de mort est mort. » Cette phrase de sa nécrologie, publiée par erreur en 1885 dans un journal français, amène le chimiste Alfred Nobel, fils d’un fabricant de mines sous-marines et inventeur de la dynamite Nobel, par erreur là-aussi, ou pour mieux dire par sérendipité, à laisser après sa mort un meilleur souvenir de lui-même. Célibataire toute sa vie, il a connu une grande amitié avec l’aristocrate austro-hongroise Bertha von Suttner. Celle-ci fut très sa secrétaire. Elle devint surtout la vice-présidente du Bureau international de la paix de sa création en 1892 à sa mort, une semaine avant l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, qui devait entraîner l’Europe dans la Première Guerre mondiale. Elle fut pour beaucoup – l’écrivain Stefan Zweig en témoigne – dans la création du prix Nobel de la paix, dont elle est devenue d’ailleurs, en 1905, la première femme récipiendaire.
Pour continuer sur les contradictions de notre curieux inventeur, il faut ajouter que cet héritier s’opposait par principe à l’héritage. S’il laissa une petite part de sa fortune colossale à sa famille et à ses proches, l’essentiel fut dédié à la création d’un prix à son nom. Il acheva son testament en novembre 1895, un an avant sa mort, dans son bureau parisien du Cercle suédois et norvégien de la rue de Rivoli, avec l’idée de récompenser « ceux qui au cours de l’année auront rendu à l’humanité les plus grands services ». Cinq domaines étaient concernés : la paix, la littérature, la chimie, la médecine et la physique. Nous sommes au temps des Royaumes unis de Norvège et de Suède, et contrairement aux quatre autres qui sont remis à Stockholmil est convenu que le prix Nobel de la Paix sera attribué à Oslo.
Les nominations doivent être appuyées par des institutions ou d’éminentes personnalités politiques. Normalement tenues secrètes pendant cinquante ans – sur tout de même appris en 2021 que Donald Trump y avait été proposé – elles révèlent parfois des surprises de taille, comme celles des trois incarnations du totalitarisme en Europe dans la première partie du XXe siècle, à savoir Benito Mussolini en 1935, à l’aube de la guerre d’Éthiopie, Aldolf Hitler en 1939, très vite écarté, Staline enfin, et par deux fois, en 1945 et 1948. Un premier tri permet de retenir près de deux cents propositions avant de réduire la liste aux cinq noms, groupes de noms, ou structures les plus importantes. Puis le comité norvégien procède après débats à une élection à huis clos.
Une vision encore très masculine et occidentale de la paix mondiale
Depuis 1901, le prix Nobel de la Paix n’a pas été remis à dix-neuf reprises, soit, le plus souvent, par faute de consensus soit aussi du fait des deux guerres mondiales. À ce propos, une première exception a été faite en 1917 pour récompenser le Comité international de la Croix-Rouge, dans une Suisse demeurée neutre, pour son rôle auprès des prisonniers de guerre de tous les pays. Le même comité sera de nouveau primé en 1944, pour les mêmes raisons. Rappelons au passage qu’Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, en fut le premier bénéficiaire en 1901. En 1948, où le prix Nobel devait enfin revenir au Mahatma Gandhi – déjà nommé quatre fois durant les années 1930 et 1940 – il n’a finalement pas été attribué après son assassinat en janvier. Le message officiel, un peu cryptique, fut qu’« il n’y avait pas de candidat vivant approprié ». Ce ne fut que bien plus tard qu’on reconnut clairement que cette déclaration était un hommage voilé au grand militant indien.
Si le profil des lauréats a évolué ces cinquante dernières années – dans un monde marqué par la décolonisation et le combat féministe – on peut s’interroger sur la surreprésentation masculine toujours très marquée et sur le fait que la plupart des lauréats soient encore européens ou nord -américains. La première exception, en 1936, est l’Argentin Carlos Saavedra Lamas pour son intervention dans la guerre du Chaco (1932-1935) entre le Paraguay et la Bolivie. La seconde se fait attendre jusqu’en 1960 – date ô combien importante pour le continent africain – et récompense Albert Luthuli, président du Congrès national africain, pour sa lutte pionnière contre l’apartheid en Afrique du Sud. Le prix Nobel de la paix est ainsi vu par beaucoup comme la célébration de l’Occident par lui-même. Ce n’est pas un hasard si le troisième récipiendaire extra-européen, Lê Đức Thọ, associé à l’Étasunien Henry Kissinger, a refusé le prix pour son rôle dans les accords de paix de Paris de 1973 en vue de mettre fin à la guerre du Vietnam.
Certains prix, nous l’avons vu, interviennent à l’issue des conflits – s’adressant souvent à des personnalités issues des deux camps – ou récompensent les rares institutions perçues comme neutres – fût-ce, comme la Croix-Rouge durant la Seconde Guerre mondiale, au prix de nombreuses compromissions. D’autres sont censés encourager le processus de paix. Non seulement ils n’y parviennent pas, mais contribuent à exposer les personnalités primées. Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, lauréat en 1994, a été assassiné l’année suivante. Dix ans plus tard, Yasser Arafatdirigeant de l’Organisation pour la libération de la Palestine, qui avait partagé cette distinction avec lui, mourut à son tour dans des circonstances à ce jour jamais élucidées.
Le prix Nobel de la paix n’a pas le pouvoir d’arrêter les guerres
Il est arrivé que des récipiendaires suivent une évolution politique pour le moins en contradiction avec le prix qui leur avait été attribué. Ce fut le cas dès 1905 pour celui qui demeure à ce jour le seul lauréat italien, Ernesto Teodoro Moneta. Six ans plus tard, il prend position pour l’intervention militaire coloniale en Libye – vue comme « civilisatrice » – et en 1915 pour l’entrée de l’Italie dans la première guerre mondiale – une « cause » qui rassemble le nombre des futurs cadres du fascisme. Plus près de nous, la birmane Aung San Suu Kyi, qui s’était opposée sans violence à la dictature dans son pays, a reçu le prix Nobel en 1991. Parvenue au pouvoir vingt-cinq ans plus tard, elle fut lourdement reflétée pour son inaction face aux persécutions exercées contre les Rohingyas. L’ONU évoquait alors de possibles crimes contre l’humanité et lui demandait instamment d’intervenir.
D’autres bénéficiaires, comme les présidents des États-Unis Jimmy Carter et Barack Obama, ou le vice-président Al Gore, ont été récompensés alors même que leur pays était engagé dans des conflits et ont pu alimenter par ces récompenses des soupçons de parti pris politique ou idéologique. On remarquera néanmoins que le prix Nobel a récompensé en 1990 le dernier président de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, pour son rôle dans la fin de la guerre froide. On note là aussi que cette distinction ne l’a guère protégée politiquement, puisqu’il dut quitter le pouvoir l’année suivante. L’attribution en 2015 du prix Nobel de la paix au Quartet du dialogue national en Tunisie, dans la continuité de la Révolution de jasmin en 2011, n’a pas davantage empêché le retour d’un régime autoritaire en 2021.
Force est de le constater : le prix Nobel n’a qu’une influence politique limitée et n’a jamais contribué à arrêter une guerre. Il n’est pas inutile pour autant. À de nombreuses reprises, il a permis de signifier la condamnation sans équivoque de la communauté internationale face à la persécution des minorités – comme au Tibet par exemple – ou à des dictatures en récompensant opposants et dissidents – Lech Walesa en Pologne en 1983, ou Desmond Tutu en Afrique du Sud l’année suivante, pour ne citer que deux exemples. Il a donné une exposition médiatique, une autorité morale et un poids politique durable et donc à des associations comme Amnesty international, Médecins sans frontières ou le GIEC.
Un indicateur partiel, sinon partiel, des peurs et des combats du temps
Il raconte enfin les préoccupations majeures du temps, comme la nécessité de garantir la paix en Europe et dans le monde entre les deux guerres – qui voit la Société des Nations ou les accords de Locarno récompenser à plusieurs reprises au travers de leurs acteurs principaux. Dès 1938 avec l’Office international Nansen pour les réfugiés, puis en 1954 et en 1981 avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, il marque l’attention portée aux exilés dont la question n’a jamais arrêté depuis d’être au cœur des débats internationaux. La préoccupation pour le nucléaire apparaît à plusieurs reprises dès le début de la guerre froide au travers de personnalités ou d’organisations ayant œuvré pour le désarmement.
À partir de 2004, avec la Kényane Wangari Muta Maathai, la question environnementale fait son entrée parmi les grands enjeux de la paix mondiale. L’année suivante, le prix Nobel récompense l’Agence internationale de l’énergie atomique pour ses pieux efforts afin d’interdire l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins militaires et pour s’assurer que l’énergie nucléaire est utilisée à des fins pacifiques de la manière la plus sûre possible.
La question sociale fait, elle aussi, une timide apparition en récompensant les travaux autour du microcrédit en 2006 ou dans une perspective strictement humanitaire, le Programme alimentaire mondial en 2020. Le prix Nobel 2022 a redonné un second souffle à l’association Mémorial, dont le travail autour de la mémoire des victimes du pouvoir soviétique, comme des exactions plus récentes commises en Russie, dérangeait le régime de Vladimir Poutine qui l’avait poussé à la dissolution. Elle est aujourd’hui toujours bien présente en exil, un peu partout en Europe, incarnation d’une dissidence qui, de la guerre en Tchétchénie à l’invasion de l’Ukraine, n’a jamais arrêté de faire entendre sa voix.
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